Damir Ben Ali, anthropologue et historien : «Les idées de lutte pour l’émancipation ont toujours été présentes dans la vision du monde du peuple comorien»

Le tout premier directeur du Centre national de documentation et de recherche scientifique (Cndrs) et président de l’Université des Comores, nous renvoie aux toutes premières heures du mouvement pour la libération nationale. Il revient sur l’atmosphère générale de l’époque avec, notamment, les négociations de 1973. Il livre ses impressions sur la philosophie des premières élites politiques du pays, Saïd Mohamed Cheikh «qui militait pour une modernisation de l’archipel» en tête, notamment ses prises de position entre 1945 et 1973. Entretien.

Quand et comment ont émergé les premiers positionnements en faveur de l’indépendance?

Les idées de lutte pour l’émancipation ont toujours été présentes dans l’esprit du peuple comorien. Pendant la première Guerre mondiale, quand la Turquie est entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne, les hatub des Mosquées de vendredi se mirent à prier pour la victoire du sultan de Turquie sur la France et ses alliés. Beaucoup des gens furent, alors, arrêté aussi bien dans les îles que dans les colonies comoriennes de Madagascar. Des émeutes éclatèrent dans le Mbudé et le Dimani. Un bâtiment de guerre vint débarquer des soldats pour mater les rébellions.Pour conquérir les esprits des décrets de 1930 et 1934 proclamèrent le Minhadj twalibine, code officiel des Comores.

Qui sont les principales figures qui incarnaient cette lutte à l’intérieur et à l’extérieur du pays?

Les principaux dirigeants sont Ali Mohamed Chami, Youssouf Abdoulkhalik, Abdou Bakari Boina, Chioni Mzé, Ahmed Islam, Ramadhwani Mzé, Aboudou Mahamoud de Duniani, Ali Mohamed Soighir, Mohamed Ali alias Mzungu, Himidi Abdallah, Abdourahamane Mohamed dit Mhishimiwa de Mitsamihuli. Le siège de ce mouvement a été installé à Dar es Salama suite à l’accord du président tanzanien, «Mwalimu» Nyerere.Un ancien président du Conseil général des Comores, Ahmed Djoumoi, entre en relation avec le Molinaco. Le 3 août 1964, il a déposé les statuts du Parti socialiste pour la libération des Comores à la présidence du Conseil de gouvernement. La semaine d’après les treize membres signataires du procès-verbal constitutif furent arrêtés*.

On évoque souvent la Tanzanie où s’étaient retranchés des militants pro-indépendance. Quels soutiens avaient-ils dans ce pays?

Après la création par l’Organisation de l’Unité africaine (actuellement Union africaine, ndlr) d’un Comité de libération des territoires africains colonisés le 10 décembre 1961 et son siège fixé à Dar es Salam, les nationalistes comoriens installés à Zanzibar sont gagnés par l’idée de faire inscrire l’archipel sur la liste des territoires colonisés à libérer en Afrique. Les Zanzibarites d’origine comorienne rédigèrent les statuts d’un Mouvement de libération national (Molinaco). L’enseignant de français à l’école comorienne de ce territoire, Abdou Bakari, devient le point de ralliement et se déploie en compagnie de Youssouf Abdulkhalik pour obtenir des adhésions au mouvement.

Il y aurait eu des courants et des approches différentes à Moroni. A quoi étaient dues ces divergences?

Deux courants opposaient le médecin Saïd Mohamed Cheikh, élu député au parlement français en 1945, et le prince Saïd Ibrahim, gouverneur autochtone de Ngazidja. Ce dernier était hostile à la politique d’assimilation culturelle menée par la Quatrième République française après avoir octroyé la nationalité à tous les sujets de son empire colonial. Le programme de son mouvement, le «Parti pour l’entente comorienne» (Pec) comportait la création d’une université arabo-musulmane et l’envoi d’étudiants boursiers à l’Université Al Azhar du Caire, en Egypte et celles d’autres villes arabes. La devise du parti était, alors, le verset 103 de la sourate 3 du Coran : «Et cramponnez-vous tous au “hable” (câble) d’Allah et ne soyez pas divisés».

Le député Saïd Mohamed Cheickh, pour sa part, militait pour une modernisation de l’archipel. Il estimait que le conseil général créé par la loi du 29 mai 1946 sur l’Autonomie de gestion administrative et financière est un processus de découverte mutuelle entre le pouvoir colonial et la société des indigènes. La loi nº 52-130 du 6 février 1952 renforça le régime en changeant l’appellation du Conseil général en Assemblée territoriale et fixa son siège à Moroni.

Si les Comoriens se réjouissent de la décision héroïque d’Ahmed Abdallah Abdérémane qui a déclaré l’indépendance unilatérale le 6 juillet 1975, des voix estiment qu’on aurait pu faire mieux et éviter le piège tendu par certains lobbies qui tiraient les ficelles au sujet de Mayotte. La séparation de l’île était-elle inévitable à l’époque?

Le 15 juin 1973 à Paris, Ahmed Abdallah, au nom du gouvernement comorien, et Bernard Stasi, au nom du gouvernement français, signaient une déclaration commune sur l’accession des Comores à l’indépendance «dans cinq ans au plus», à compter de la date de signature de cet accord. Soudain, le paysage politique a changé. Des partis d’opposition dont Umma, Rdpc, Molinaco, Pasoco et Objectif socialiste, ont formé un «Front national uni» (Fnu) pour contester la clause de ces accords qui stipulaient que la Chambre des députés prendrait les pouvoirs d’une assemblée constituante et le président du gouvernement aurait des compétences de chef de l’État, le jour de la déclaration d’indépendance.Les composantes du Fnu demandaient l’indépendance «sans Ahmed Abdallah» à la tête de l’État et le Mouvement populaire mahorais (Mpm), réclamait la sécession.

Et qu’est ce qui va se passer ensuite?

Le président Ahmed Abdallah, convoqua tous les partis politiques à une table ronde afin de réfléchir sur un projet de constitution. Après de longues querelles de procédure ou sur les modalités de désignation des participants, l’opposition s’est retiré et a décidé d’aller présenter ses revendications au Secrétaire d’État au Dom-Tom attendu à Moroni. Le lundi 10 mars 1974, une mission parlementaire française composée de députés et de sénateurs issus de tous les groupes du parlement français est arrivée à Moroni.

Quelle a été alors l’atmosphère générale?

La délégation française avait assisté, le lendemain de son arrivée à Moroni, à une grande manifestation hostile au gouvernement comorien à l’appel de l’ensemble de l’opposition. Arrivée à Mayotte, elle sera accueillie par une foule brandissant des drapeaux français et des banderoles scandant, notamment, «A bas la dictature», «Mahorais = Français» ou encore «Nous voulons rester Français pour être libres».Le rapport présenté par le rapporteur de la mission, Claude Gerbert, indiquait avec insistance sur le fait que tous les groupes qui constituaient l’opposition dans toutes les îles insistaient sur la nécessité d’une intervention de la France pour empêcher l’assemblée et le gouvernement comorien de conserver l’initiative de l’élaboration de la constitution.

Ce document se terminait par cette phrase : «Les Comoriens, à quelque tendance qu’ils se rattachent, n’ont pas caché à vos délégués qu’ils attendaient beaucoup du parlement français : il importe, avant tout, de ne pas les décevoir».La presque totalité des représentants des groupes de la majorité et de l’opposition s’était dressée contre le gouvernement du président Ahmed Abdallah. Après ces attaques, l’Assemblée, accepta l’amendement de Claude Gerbert, rapporteur de la mission parlementaire qui s’était rendue aux Comores.

Avec le recul, quarante-sept ans après, qu’est ce qui aurait pu être fait pour assurer le succès d’une indépendance sans couac. Quelle est, d’après-vous, la leçon à tirer de ce processus d’accession à l’indépendance?

L’élite politique qui émergea aux Comores en 1945 avait reçu de ses parents, un patrimoine commun de récits sur les évènements tragiques de la pénétration coloniale : les villes bombardées par la marine française, l’assassinat des résistants par les corps expéditionnaires, la déportation des chefs traditionnels et religieux par les Résidents de France, la spoliation des terres par les planteurs, les travaux forcés, les chaises à porteurs (fitako), etc.

Quelle a été la spécificité de cette élite politique?

Cette génération avait bien assimilé l’enseignement de l’école coranique qui transmettait en même temps que l’islam chaféite, les normes et les valeurs véhiculée par le milanantsi, cette loi millénaire fondatrice de notre communauté nationale en fournissant à la société, dans tous les villages et les quartiers, selon des règles communes à toutes les îles, les cadres de pensée, de langage, de savoir-faire et de savoir-vivre qui formaient l’ossature de la mentalité collective des Comoriens. Quatre à sept années d’enseignements de premier et deuxième degré à l’école française pour les enfants indigènes formaient pour l’administration et les firmes coloniales des chefs de cantons, des techniciens et ouvriers spécialises qui vivaient quotidiennement au contact de la population et encadraient toutes les catégories de travailleurs dans toutes les régions de l’archipel.

Quels ont été les rapports entre cette élite et le pouvoir colonial?

Cette première génération francophone, solidaire et déterminée avait tenu tête au pouvoir colonial durant vingt-huit ans de 1945 au 15 juin 1973, et a accompli une oeuvre remarquable. Les lois et décrets successifs négociés, année après année, avaient reconnu à la circonscription lointaine et isolée de Madagascar, des premières années du siècle, son identité nationale, son unicité millénaire et son individualité politique. Elle avait doté l’archipel des structures administratives fondées sur des normes écrites et modernes, une assemblée délibérante, un organe exécutif et un drapeau national.


La génération francophone qui entra en politique à partir de la fin des années 1960 partageait les normes et les valeurs de la société individualiste occidentale. Pour elle une vraie décolonisation devrait passer par la libération par les Français et par l’ancienne génération politique comorienne attachée à des valeurs sociales et morales archaïques, des postes d’autorité qu’ils occupent.Une analyse approfondie de l’action de chacune des générations dans notre histoire récente nous permettra de tracer une nouvelle voie vers l’avenir.

Quels commentaires faites-vous sur cette première génération politique?

La première génération politique de la colonie comorienne, celle d’Ahmed Abdallah Abdérémane, est celle qui a proclamé unilatéralement l’indépendance en 1975.
Cette génération a appris le passé de ses parents, témoins oculaires et certains parmi eux, acteurs sur la scène politique et militaire pendant la pénétration coloniale.

Elle sait que pour défendre l’indépendance, parmi des milliers d’autres comoriens, le sultan Hachim de Mbadjini et le sultan Mfoma Madjuani de Washili sont morts aux combats, les armes à la main. Elle sait que le sultan Said Athouman ben Sultan Salim de Ndzuani, après six mois de combats contre les fusiliers marins français est mort au bagne en Nouvelle Calédonie. Elle sait que le sultan Mahamoud de Mwali est mort en exil à La Réunion. Elle sait que sultan Saïd Ali de Ngazidja fut invité à visiter un bâtiment de guerre français, il a reçu les honneurs militaires au moment de monter à bord. Le navire a levé l’ancre et l’a débarqué à Diégo Suarez. Puis, il fut transféré à La Réunion où il a passé seize ans d’exil. En 1911, il fut reçu à l’Elysée à Paris où il a signé un acte d’abdication en faveur de la France devant le président de la République française sans pourtant être autorisé à rentrer dans son pays. Il est mort et enterré dans la colonie de Madagascar.

Source: Propos recueillis par A.S.Kemba,
journaliste à Al-watwan

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